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Chronique siamoise : qu’est-ce qui fait courir les Démocrates ?

Le parti démocrate est le seul parti stable en Thaïlande, attaché à la défense des privilèges de l’élite et du statu quo.

Le Parti démocrate, principal parti d’opposition aujourd’hui, est la plus vieille formation politique de Thaïlande. On dit aussi souvent qu’il est le seul véritable parti politique, une formation structurée, organisée autour d’une ligne idéologique et non pas un simple groupe d’intérêts formé autour d’un leader et qui meurt quand celui-ci part. Créé en avril 1946, le Parti démocrate – qui s’est d’abord appelé durant deux ans le Parti progressiste – continue à jouer un rôle central dans la vie politique du pays, alors que des dizaines d’autres formations ont surgi, vécu et disparu. Pour tenter de cerner l’identité de ce parti et sa pertinence actuelle, il est intéressant de remonter aux origines. Deux alliés politiques l’avaient créé pour rassembler leurs partisans, tous deux des aristocrates de haut rang. Le premier, M. R. Seni Pramoj, était un descendant du roi Rama II (règne 1809 – 1824). Le second, Khuang Aphaiwong, appartenait à une branche de la famille royale cambodgienne. Ses ascendants avaient gouverné la province de Battambang durant toute la période où elle était sous la suzeraineté siamoise, de 1795 jusqu’au traité franco-siamois de 1907. Khuang était lui-même né à Battambang et avait dû s’installer avec sa famille au Siam lorsque la province était redevenue cambodgienne.

Plusieurs traits liés à cette origine aristocratique ont perduré. Le Parti démocrate est un parti conservateur et légitimiste. Bien que Khuang Aphaiwong était entré en politique dans le sillage du Parti du Peuple et de Pridi Banomyong, l’un des «promoteurs du changement politique» qui avaient renversé la monarchie absolue en juin 1932, il se tourna progressivement contre son ancien compagnon de route pour adopter une position résolument pro-royaliste. Cette opposition à ce qui peut être considéré comme «la gauche» thaïlandaise se révéla surtout après la mort mystérieuse du roi Ananda ou Rama VIII, retrouvé mort d’une balle dans la tête dans sa chambre le 9 juin 1946. Khuang et Seni multiplièrent les critiques à l’encontre de Pridi Banomyong – alors Premier ministre – pour ne pas éclaircir rapidement l’affaire et laissèrent entendre que celui-ci était impliqué dans cette mort brutale. Pridi ne se remit jamais vraiment de ces accusations, démissionna de son poste de Premier ministre. Le Parti du Peuple, émanation politique de la «révolution» de 1932, s’affaiblit rapidement jusqu’à perdre toute importance à partir de la fin de 1947.

Un autre trait du Parti démocrate est sa défiance vis-à-vis des régimes militaires. Dès après la seconde guerre mondiale, Seni Pramoj s’en prenait régulièrement aux ambitions politiques des militaires. Cette attitude anti-dictatoriale fut consacrée après le coup d’Etat de février 1991 menée par le général Suchinda Kraprayoon. Le leader du Parti démocrate à l’époque, le juriste Chuan Leekpai, critiqua vivement l’interdiction prononcée par la junte de manifestations lors d’une rencontre du FMI à Bangkok en octobre 1991. Le Parti démocrate entra ensuite dans une «alliance démocratique» regroupant plusieurs partis opposés aux militaires. Et en novembre de cette même année, les Démocrates militèrent pour un rejet du projet de Constitution proposé par les alliés des militaires. Dans la classification établie à l’époque par les médias entre les «partis angéliques» et les «partis diaboliques», le Parti démocratique figurait comme le leader de la première catégorie.

De ce survol rapide, on peut conclure que ce parti défend généralement le statu quo contre les défis qu’ils viennent de la «gauche» ou des militaires. C’est un parti urbain, conservateur et généralement pro-démocratique, un parti de cadres et non pas un parti de masse. L’opposition du Parti démocrate à Thaksin Shinawatra, politicien affairiste et populiste menaçant le système établi, s’inscrit dans cette perspective. Abhisit Vejjajiva (dont le prénom signifie «privilège»), qui a été formé dès son adolescence par Chuan Leekpai pour prendre la tête du parti, a poursuivi cette ligne, avec quelques écarts (notamment le boycottage des élections d’avril 2006) et l’utilisation des militaires contre les manifestants Chemises rouges, partisans de Thaksin, en avril-mai 2010. La virulence avec laquelle il a défendu, quand il était au pouvoir entre décembre 2008 et juillet 2011, l’application de la loi contre le crime de lèse-majesté reflète sans doute la tradition de «sang bleu» qui définit le parti. L’apparente obsession du Parti démocrate concernant la question du site controversé de Preah Vihear sur la frontière khméro-thaïlandaise peut aussi s’expliquer par le souvenir du fondateur, un Cambodgien qui avait fait allégeance au Siam. Seni Pramoj, quant à lui, a été l’avocat malheureux de la partie thaïlandaise dans l’affaire de Preah Vihear devant la Cour internationale de justice de La Haye en 1962.

 

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L’Asean face à la Chine : sauver la face, non le consensus

L’Asean a lancé un appel à la retenue et au dialogue pour régler les contentieux en Mer de Chine du Sud.  Mais ses divisions face à Pékin restent sans réponse.

Le 13 juillet, une conference de l’Asean s’était terminée à Phnom Penh sans accord sur un communiqué conjoint, fait sans précédent depuis la fondation de l’Association en 1967. Quatre jours de démarches, notamment de Marty Natalegawa, chef de la diplomatie de l’Indonésie, ont débouché sur la publication d’une déclaration par la présidence de l’Asean, assurée cette année par le Cambodge, qui fait abstraction des principaux désaccords.

Le ministre cambodgien des affaires étrangères Hor Namhong a communiqué, le 17 juillet à Phnom Penh, une déclaration en six points appelant notamment à la retenue et à l’application d’un «Code de conduite» défini en 2002 avec l’accord de la Chine. Surtout, Hor Namhong a nié fermement que le Cambodge, un proche allié de la Chine, ait pris le parti de Pékin.

«Le Cambodge, a-t-il dit au cours d’une conférence de presse, n’est pas du tout fautif» et la responsabilité de l’échec d’un consensus incombe à «deux pays» qu’il n’a pas nommé mais qui sont, de toute évidence, les Philippines et le Vietnam, les deux Etats les plus affectés par les revendications chinoises en Mer de Chine du Sud et l’agressivité de la marine de guerre chinoise dans ces eaux.

Pékin ne veut pas de négociations de ces contentieux avec l’Asean mais seulement sur le plan bilatéral. La Chine avait donc fait pression pour que les disputes en Mer de Chine du Sud ne figurent pas au menu de la conférence de l’Asean.  Manille, en particulier, souhaitait que les incidents avec la marine de guerre chinoise soient rapportés.

Les allusions de Hor Namhong risquent d’accentuer les divisions au sein de l’Asean.  Hanoi et Manille, en première ligne face à l’agressivité chinoise, ne se sentent guère soutenues. L’Asean en arrive au point où elle parvient à un consensus par omission, ce qui n’est pas forcément un signe de bonne santé.

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L’Asean après le couac de Phnom Penh : trouver des rails

L’incapacité des Dix de l’Asean à adopter, face à Pékin, une position commune sur la mer de Chine du Sud annonce une phase de sérieuse introspection.

Quand cinq ministres anticommunistes des affaires étrangères (Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie, Philippines) ont en 1967, en pleine intervention militaire américaine en Indochine, dessiné les contours de l’Association des nations de l’Asie du sud-est, ils avaient de relativement modestes ambitions. Empêcher une répétition de la konfrontasi quand, en 1963, Sukarno, évincé depuis lors, avait failli envahir la Malaisie naissante. S’assurer que Singapour et la Malaisie, qui venaient de divorcer, n’en viendraient pas aux mains. Tenir à distance les avant-postes du bloc soviétique.

Ils ont mis en place et géré, à la demande de fortes personnalités – Suharto,  Mahathir, Lee Kuan Yew – une organisation intergouvernementale. Ce n’est qu’après la chute de Berlin en 1989 et la fin de la Guerre froide qu’ils ont amorcé une redifinition de leurs relations avec leurs voisins. Que faire, en particulier,  des anciens Etats indochinois, tout à coup privés de leur point d’appui soviétique et donc en mal d’ouverture sur le reste de la planète et d’investissements étrangers ?

L’idée de transformer le Sud-est asiatique en zone de libre-échange est née à cette époque-là, au début des années 90 (et pourrait aboutir – c’est l’objectif affiché – à un marché unique en 2015). L’intégration des voisins a procédé de la même ambition : en 1999,  soit au tournant du siècle, tout le monde s’est retrouvé à bord, à l’exception, encore en cours aujourd’hui, du Timor-Leste.

Mais, si le monde bouge, c’est moins le cas de l’Asean. Elle demeure une association intergouvernementale, sans Parlement, dotée d’un secrétariat aux moyens limités et d’une Charte qui n’engage guère. Surtout, l’Asean continue de s’en tenir à la gestion par consensus, ce qui ne l’a guère servie, au cours de la précédente décennie, dans le cas de la Birmanie. Et qui ne lui réussit pas davantage, aujourd’hui, dans celui des contentieux en mer de Chine du Sud. Il aura suffi que le Cambodge,  président en exercice de l’Association, s’y oppose pour que – première dans l’histoire de l’Asean – une conférence se termine sans communiqué conjoint.

L’Asean a ses faiblesses : elle n’est pas une alliance politique (et encore moins militaire). C’est la règle du bénévolat ; tout est volontaire.  Le Vietnam et les Philippines ne peuvent guère tabler sur une solidarité à l’intérieur de l’Asean quand leurs ressources off-shore (pêche, gaz, pétrole) et leurs zones économiques maritimes exclusives sont menacées par la cupidité et les moyens de Pékin.  Jusqu’ici, seuls les Etats-Unis sont intervenus en rappelant qu’ils n’accepteraient pas que ces contentieux se règlent par la force.

L’Indonésie, qui n’est pas directement impliquée dans cette dispute, va tenter de trouver un moyen de ressouder l’Association, sans doute avec l’appui de Singapour (car la Malaisie, noyée dans des crises internes, semble prendre quelques distances). Comment définir des règles du jeu avec la Chine ? Telle semble être la seule question, même si, pour le moment, Pékin n’est pas preneur. Il en va de l’avenir de l’Association et, peut-être, de la tranquillité de la région. Ni Pékin ni Washington n’ont intérêt à ce que la situation dégénère.  En partant de cette réalité, Jakarta semble la capitale la mieux placée pour mettre, enfin, l’Asean sur des rails solides. Encore faudra-t-il surmonter cette règle du consensus qui paralyse l’Association et facilite les manipulations de Pékin.

Jean-Claude Pomonti

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Analyse Politique Thaïlande

Chronique siamoise : une société bloquée en quête de nouveaux appuis

La décision de la Cour constitutionnelle du 13 juillet, rejetant les accusations de renversement de la monarchie absolue à l’encontre du parti Peua Thaï au pouvoir en Thaïlande, n’a fait qu’apporter un répit.

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Analyse Politique Thaïlande

Chronique siamoise : le pouvoir mystérieux des mots

En Thaïlande, l’emploi d’expressions alambiquées pour évoquer des réalités dangereuses est un moyen de neutraliser leur pouvoir maléfique.

Le président du Parlement de Thaïlande Somsak Kiatsuranont s’est retrouvé en position embarrassante après la mise en ligne sur internet début juillet d’une allocution qu’il a prononcée devant ses partisans politiques lors d’une rencontre privée. Dans ce clip audio de cinq minutes, il indique avoir discuté à maintes reprises des débats parlementaires sur le vote d’amendements constitutionnels avec «une personne qui se trouve au loin» (khon tang klai). Tout le monde sait, bien sûr, à qui Somsak fait allusion, mais même dans ce cadre privé, le politicien a préféré ne pas prononcer le nom de l’ancien premier ministre Thaksin, exilé à Dubai depuis 2008.

L’histoire politique thaïlandaise est émaillée de ces formules soigneusement concoctées pour évoquer une réalité mystérieuse en évitant de la cerner de trop près. Dans une région donnée, le «pouvoir de l’ombre» (amnat meut) est l’expression consacrée pour désigner le parrain mafieux local. Quand les militaires agissent dans les coulisses du monde politique pour influencer le cours des évènements, on parlera de «main invisible» (meu thi mong mai hen) ou, si le journaliste ou l’orateur est plus audacieux, «d’hommes en uniforme». Le roi Bhumibol Adulyadej sera déguisé sous l’appellation neutre «d’institution» (sathabaan), expression d’origine sanskrite que l’on accompagne volontiers d’un mouvement des yeux vers le plafond à la manière de Louis de Funès dans Les gendarmes de Saint Tropez quand il évoque le grand homme de la Ve République.

Dans ce registre, un exemple frappant d’amortissement verbal de réalités trop abruptes a été le titre d’un article du Bangkok Post, publié le 19 juin : «Military bullets killed civilians». L’article nous apprend que l’enquête de la police a conclu que cinq des six personnes tuées le 19 mai 2010 dans l’enceinte de la pagode Pathum Wanaram, durant la répression des manifestations des Chemises rouges à Bangkok, ont été tuées par des balles provenant d’armes utilisées habituellement par l’armée thaïlandaise et que ces balles avaient été tirées «d’une position en hauteur». Il se trouve qu’une section de militaires thaïlandais a été photographiée par les médias alors qu’ils faisaient feu à partir du viaduc du métro aérien de Bangkok en direction de la pagode au moment même où les six victimes ont été tuées. Mais personne, du moins du côté des médias et des officiels, ne joint les pointillés. Et donc, ce sont des «balles militaires qui ont tué des civils». Pour faire le saut et déclarer que ce sont effectivement les militaires qui ont tué ces six malheureux dans l’enceinte du temple, il aurait sans doute fallu plusieurs témoins affirmant avoir vu les balles sortir du canon des armes tenues par les militaires, les avoir suivies durant toute leur trajectoire, puis les avoir vues se ficher dans la chair des victimes. En fait, tout le monde sait depuis le début ce qui s’est passé, mais tous (sauf les familles des victimes) admettent que cela ne suffit pas pour le dire. Les mots sont dangereux.

Peut-être du fait de la culture bouddhique mais vraisemblablement pour des raisons plus pragmatiques, les Thaïlandais tendent à croire qu’évoquer trop directement des phénomènes ou des personnages importants ou controversés entraîne des périls, car les humeurs de ces derniers sont changeantes. En revanche, enrober ces réalités d’un épais tissu de mots neutralise leur pouvoir potentiellement maléfique. Dans la Thaïlande traditionnelle, prononcer le nom d’un esprit versatile était le meilleur moyen de s’en attirer les foudres. Et il est courant qu’un Thaïlandais change son prénom officiel s’il le juge trop clinquant, de peur d’offenser des puissances du passé.

Prendre ses précautions vis-à-vis des mots peut être vu comme une attitude sage. Le philosophe anglais John Locke n’écrivait-il pas dès le XVIIe siècle qu’il fallait «prendre les mots pour ce qu’ils sont, des signes de nos idées seulement, et non pour les choses elles-mêmes» ? Mais à trop enrober, on accumule aussi les malentendus. Et ces malentendus peuvent parfois déboucher sur des explosions.

Bouffée d’air salutaire dans ce monde en demi-teintes, il y a aussi les Thaïlandais qui mettent les points sur les «i», comme le politicien Chuwit Kamolwisit avec son gros marteau sur l’épaule. Ex-patron d’une chaîne de massages coquins, Chuwit tire sa force de sa réputation de mauvais garçon. Il n’a donc pas à faire attention à son langage. Début juillet, lors d’un raid organisé par ses soins sur un casino clandestin protégé par la police, il a déclaré devant la presse : «Les casinos clandestins représentent la forme la plus visible de la corruption de la police.Vous les voyez partout». Ceux qui ont l’audace d’appeler un chat un chat, fût-il siamois, vivent dangereusement, mais ils acquièrent un certain respect notamment de la part des petites gens. Car l’emploi des circonvolutions et des euphémismes est le plus souvent le signe de la peur imposée par les puissants à ceux qui sont en bas de l’échelle.

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Analyse Indonésie Politique

En Indonésie, Aburizal Bakrie et le poids de la continuité

La nomenclature d’ancien régime est encore influente en Indonésie. La candidature à la présidence d’un homme d’affaires controversé en offre la preuve.

Le Golkar a servi, en Indonésie, de relais politique à la dictature de Suharto, lui délivrant, tous les cinq ans, le fort contingent de députés pour peupler sa chambre d’enregistrement. Quatorze ans après le limogeage de l’autocrate, le Golkar se porte plutôt bien et vient de repasser en tête des sondages (15,5%) devant le Parti démocratique du président Susilo Bambang Yudhoyono (SBY), une formation dont la direction est secouée par des scandales de corruption et qui, avec 13,7%, est loin du score réalisé lors des législatives de 2009 (21% des suffrages exprimés).

Parti de pouvoir, bien implanté – et pour cause – dans l’administration, le Golkar va donc tenter de reprendre la présidence, que SBY devra quitter en 2014 à la fin de son deuxième mandat. Le Golkar a nommé le 30 juin un candidat : Aburizal Bakrie, qui a fait fortune sous Suharto, s’est lancé un peu tardivement dans la politique et s’est assuré le contrôle de la machine électorale la plus résistante. Bakrie, 65 ans, partenaire influent de SBY, a été super-ministre pendant quelques années et passe pour l’un des principaux financiers de la coalition gouvernementale.

Il n’a pas, tant s’en faut, que des atouts. Lapindo, la compagnie à l’origine d’un flot de boue aussi désastreux que spectaculaire à Java, lui appartenait. Il est dénué de charisme et n’est guère populaire dans un pays où les médias sont probablement les plus libres de l’Asie du sud-est. Enfin, il n’est pas javanais (les deux tiers de la population) alors que, depuis 1945, tous les chefs d’Etat indonésiens l’ont été à l’exception de B. J. Habibie (qui n’a duré que seize mois après avoir été nommé successeur de Suharto). Bakrie est un Sumatranais d’ethnie malaise et il va lui falloir dénicher un candidat à la vice-présidence à la fois javanais, populaire et influent, profil qui ne court pas les rues.

Mais Bakrie est confiant. Il est parvenu, au sein de la coalition gouvernementale, à contrer avec succès les partisans des réformes, notamment de la lutte contre la corruption, le thème fructueux des deux campagnes présidentielles de SBY en 2005 et 2009. Ses moyens financiers lui ont également permis de s’assurer que personne, au sein du Golkar qu’il préside, ne pourrait faire obstacle à sa candidature. Une fois nommé, il a défini sa politique comme celle des «quatre points du succès» : les trois premiers sont la «trilogie du développement» de Suharto (forte croissance économique, développement équitable, stabilité) et le quatrième, un rajout de sa part, est le nationalisme…

S’étant placé sur la ligne de départ avec deux ans d’avance, Bakrie compte bien en écarter toute concurrence sérieuse. La tâche est dure mais pas impossible. Elu à deux reprises avec 60% des suffrages, SBY n’a rien fait pour sa succession : il s’est révélé indécis, incapable de nourrir des vocations. Son Parti démocratique, au lieu de se structurer, est en voie de désintégration et risque de ne pas survivre longtemps à une présidence qui n’a pas su ou voulu ancrer les réformes. Le point fort de SBY a été l’économie mais la forte expansion – en moyenne 6% par an – est surtout le résultat de l’exploitation des grandes richesses naturelles de l’archipel. Si jamais il est élu, Bakrie n’aura qu’à s’inscrire dans ce mouvement.

SBY, un général à la retraite qui s’est révélé assez charismatique et bon manœuvrier, est devenu la coqueluche des Occidentaux. Il est l’homme, disent Américains et Australiens, qui a prouvé que démocratie et islam peuvent cohabiter ; il a ancré la démocratie dans un pays qui compte une vaste majorité de musulmans modérés. La réalité est un peu différente : SBY a laissé la société indonésienne s’offrir un bol d’oxygène, avec des médias beaucoup plus libres. Mais cet officier d’ancien régime n’a pas touché au fonctionnement de la bureaucratie indonésienne. Et c’est peut-être ce qui explique pourquoi un profil comme celui d’Aburizal Bakrie – aux affaires douteuses, aux compétences limitées mais aux poches pleines – peut envisager sérieusement de briguer la tête de l’Etat.

Jean-Claude Pomonti

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Analyse Cambodge Politique

Le Cambodge et son détenu français sous les projecteurs

Une grande conférence régionale va se tenir à Phnom Penh avec Hillary Clinton, ses homologues chinois, russe, japonais. Que faire de Patrick Devillers ?

La conférence des ministres des affaires étrangères de l’Asean, dont le Cambodge assure la présidence annuelle, a lieu les 9 et 10 juillet. Le Forum régional sur les questions de sécurité, où sont représentés l’UE ainsi que près d’une trentaine d’Etats, y compris la Corée du Nord, se réunit le 11 juillet, avec un programme substantiel : le nucléaire nord-coréen ; les contentieux maritimes en mer de Chine du Sud ; la démocratie ; les droits de l’homme ; les réactions à l’influence croissante de la Chine et le contrepoids américain. Ces questions feront également l’objet de multiples échanges bilatéraux les 12 et 13 juillet.

La détention de Patrick Devillers, l’architecte français, par les services d’immigration cambodgiens jusqu’au terme de l’enquête le concernant, est gênante pour un gouvernement qui a reconnu que rien ne lui est reproché au Cambodge, où il s’est installé il y a une demi-douzaine d’années et où il vivait tranquillement avec sa compagne locale et leurs deux enfants. Il peut être détenu sans motif, selon la loi, pendant 60 jours, soit jusqu’au 13 août.

Mais garder en prison à Phnom Penh l’ancien compagnon de route du couple chinois aujourd’hui pestiféré, Bo Xilai et son épouse, est du plus mauvais effet pour le Cambodge au moment où il est censé présider des négociations cruciales pour la région. Le mieux – et le plus juste, faute de preuves – serait donc de le relâcher sans attendre, quitte à faire de la peine aux Chinois. En prend-on le chemin ? Le chef de la diplomatie cambodgienne a dit qu’il ne serait pas extradé pour le moment. Le ministre cambodgien de l’information a mentionné, de son côté, la possibilité d’une participation d’un juge chinois à l’enquête sur le détenu dans le cadre d’Interpol. Mais il n’a pas été encore question de sa libération.

Ces déclarations donnent même l’impression de manœuvres dilatoires qui seraient une façon de tenter de rattraper ce qui aurait été un vrai pataquès. Chinois et Cambodgiens se seraient pris les pieds dans le tapis moins d’un mois avant le débarquement de ministres et des journalistes qui les accompagnent. Le 13 juin, jour où le premier ministre Hun Sen recevait He Guoquiang, membre du politburo du PC Chinois, Devillers a été arrêté. A la demande des Chinois, a dit la police cambodgienne, lesquels auraient réclamé l’extradition. Pékin, une fois l’arrestation publique, a choisi de démentir toute interférence. Le Cambodge pourrait quand même être contraint de tenter de faire le dos rond jusqu’à la présentation, par son allié chinois, de «preuves» d’une culpabilité de Devillers.

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Analyse Thaïlande

Chronique siamoise : la Nasa jette l’éponge en Thaïlande

L’agence spatiale américaine a décidé le 28 juin d’annuler une série d’études scientifiques sur le climat en Thaïlande devant les controverses politiques provoquées par son programme.

En Thaïlande, le mot Nasa renvoie un écho familier. Le terme évoque dans les esprits une célèbre discothèque de la rue Ramkhamhaeng, rendue sulfureuse par une rumeur selon laquelle le propriétaire en serait un membre de la famille royale thaïlandaise. Mais ces dernières semaines, une autre Nasa, moins délurée, plus austère, a envahi les discours des politiciens et la Une des journaux. La vraie, l’Agence spatiale américaine, celle des navettes et des cosmonautes. Au départ, la situation est simple.

La Nasa souhaite mettre en place un projet d’études climatiques sur la région qui serait basé à l’aéroport militaire d’U-Tapao, à 140 kilomètres au sud-est de Bangkok. Plus spécifiquement l’agence spatiale américaine souhaite étudier l’influence des émissions de gaz sur les nuages, le climat et la qualité de l’air en Asie – un projet baptisé de l’acronyme un peu barbare SEAC4RS. La Thaïlande a été choisie du fait de sa localisation centrale en Asie du Sud-Est. SEAC4RS est un projet scientifique qui doit apporter des données précieuses pour la communauté des climatologues thaïlandais, et, bien sûr, un peu d’argent pour les militaires. La demande a été faite il y a un an par l’agence américaine.

Comment ce projet sain a-t-il pu provoquer une tempête telle qu’elle a abouti à l’annulation pure et simple par la Nasa du SEAC4RS ? Il y a fallu tout le savoir-faire du monde politique thaïlandais combiné à la grande compétence des hommes en uniforme dans la création et l’entretien de rideaux de fumée. Les premiers signes étaient apparus début juin : le chef de l’armée de terre, le général Prayuth Chan-Ocha avait marmonné que ce projet risquait d’inquiéter «les pays voisins» ; pire, il risquait d’affecter la «souveraineté thaïlandaise».

Quels pays voisins ? La Chine prendrait-elle ombrage de quelques avions mesurant le taux d’humidité des nuages au-dessus de Pattaya ? Quelle souveraineté ?

La Nasa aurait-elle trouvé le moyen de prendre des clichés du précieux territoire thaïlandais avec une meilleure définition que celle de Google Earth ? Quelles sombres manœuvres avaient germé dans ces cerveaux d’outre-Pacifique ? Ne seraient-ils pas en train de projeter l’établissement de relevés du temple controversé de Preah Vihear avec quelque noir dessein en tête ?

En «bons politiques», les dirigeants du Parti démocrate d’opposition ont sauté à pieds joints sur l’occasion, en en rajoutant sur le thème, toujours porteur, de la souveraineté menacée. Oubliez les hordes birmanes et les guerriers Khmers, la Nasa est à nos portes, prêtes à avaler notre territoire ! Après avoir observé pendant trois semaines ces enfantillages, la Nasa a décidé d’annuler le projet, alors même que le gouvernement a prévu en août un débat au parlement pour «discuter la requête (de l’agence américaine) dans l’intérêt du pays».

Amateurisme, manque de fiabilité, opportunisme déconcertant sont les mots qui viennent à l’esprit pour qualifier ce fiasco. On ne peut être que frappé par une sorte de déconnection entre les propos échangés sur la scène politique et la réalité, un peu comme si l’on écoutait des enfants qui se glissent par jeu dans des rôles d’adulte. Cette déconnection n’est pas flagrante si on la voit à partir d’un environnement thaïlandais, mais elle le devient dès qu’il y a confrontation avec le monde extérieur.

Une étude climatique ne nécessite pas habituellement d’être approuvée par une session conjointe des deux chambres du Parlement, sauf, peut-être, s’il s’agit de simuler un tsunami qui pourrait engloutir le sous-continent. La cheffe du gouvernement Yingluck Shinawatra a insisté sur le fait qu’il fallait «tout expliquer à la société».

L’armée craint une «mauvaise compréhension du public». Le Conseil national de sécurité évoque la période de la guerre du Vietnam et le possible retour en force des Etats-Unis dans la région. D’une étude scientifique sur les effets des émissions sur le climat, on est passé à la réémergence d’un ogre américain avide de reconquête. Le communiqué de la Nasa, laquelle justifie l’annulation par «l’absence des approbations nécessaires de la part des autorités régionales dans le cadre du calendrier nécessaire pour soutenir la mission de déploiement prévu et la fenêtre d’observation scientifique» est comme la claque sèche d’une maman fâchée qui ramène son bambin à la dure réalité.

Une autre leçon à tirer pourrait être celle portant sur les limites de l’opportunisme politique. Le cynisme des politiciens du Parti démocrate à cet égard vaut son pesant de riz gluant. Tout ce qui alimente le feu est bon à brûler et advienne que pourra. La grande perdante de ces petits calculs politiciens est la Thaïlande et notamment la communauté scientifique. On peut gager que la Nasa va désormais se tourner vers d’autres pays de la région jugés plus fiables. Les Thaïlandais paient, une nouvelle fois, pour l’immaturité de leurs «élites».