Chronique de Thaïlande : où est l’Asie qui grouille ?

L’Agence touristique nationale promeut une Thaïlande aussi enchanteresse que virtuelle au détriment des entrailles du royaume.

L’Agence touristique nationale promeut une Thaïlande aussi enchanteresse que virtuelle au détriment des entrailles du royaume.

J’ai récemment participé à l’organisation du tournage d’un programme de télévision française en Thaïlande portant sur les aspects culturels du royaume. Ce programme adopte une tonalité positive pour mettre en valeur des aspects insolites, étonnants ou amusants d’un pays que l’on sillonne dans des trains. Des autorisations officielles de tournage avaient été requises et une accompagnatrice ainsi qu’un guide-interprète de l’Agence thaïlandaise du tourisme (TAT) nous ont surveillés d’un oeil diligent pendant les deux semaines de tournage. L’expérience fut éprouvante, à la fois pour nous, les journalistes français, ainsi que pour nos anges-gardien. Au gré du tournage, deux expressions revenaient sans cesse dans leur bouche : “c’est interdit” et “ce n’est pas approprié”.

Filmer une statue du Bouddha dans le quartier chinois, c’est interdit. De même que de filmer un portrait du roi Bhumibol dans une gare. Tourner une séquence sur un bonze thaï qui entraîne des enfants des rues à la boxe thaïlandaise pour leur donner plus d’espoir en l’avenir n’est pas approprié. Et filmer un médium investi d’un esprit dans son antre de sorcier-tatoueur est strictement interdit. Que peut-on faire alors ? Filmer les projets sociaux du roi et des princesses est vivement conseillé. De même que les divers festivals qui ponctuent le calendrier thaïlandais : loi krathong, notamment, dont les innocentes corbeilles de feuilles de bananiers échappent à la sourcilleuse censure du TAT. Ce qui n’est pas le cas du nouvel an thaï ou songkhran, dont les agressions à coup de seau d’eau et – horreur suprême ! – les jeunes filles en tenue ultra-serrée ont provoqué le bannissement.

Ces officiels et beaucoup des fonctionnaires travaillant dans les ministères estiment de leur mission de présenter au monde une image de la “belle Thaïlande” où des femmes soumises et chastes confectionnent des guirlandes de fleurs au bord d’étangs parsemés de fleurs de lotus et où les hommes, guerriers valeureux d’antan, assurent la paix et la sécurité. La Thaïlande réelle, celle des sorciers-tatoueurs et des bonzes excentriques mi-médium mi-maître de cérémonies, celle des billards enfumés et des rizières en voie d’urbanisation n’est pas jugée valorisante. Et on peut le comprendre. Chaque pays essaie de promouvoir les facettes qu’il juge les plus attractives, encore que j’ai rarement vu le ministère du tourisme français mener campagne pour chanter les louages des pavés de Paris.

Ce qui frappe dans le cas thaïlandais est que la “belle Thaïlande” promue par le TAT est une Thaïlande qui n’existe pas et n’a jamais existé. Elle a germé dans les esprits bureaucratiques des préposés à la beauté nationale, puis a été ajustée et polie dans les officines d’organismes tels que le Bureau national de la commission culturelle et le Bureau de l’identité nationale. C’est une Thaïlande virtuelle, entre plages paradisiaques et temples immaculés, mais qui, une fois conçue, est bien utile dans le cadre d’une propagande commerciale et idéologique : “ce n’est pas approprié” signifie “ce n’est pas en conformité avec le modèle élaboré”.

Au final, faut-il s’en plaindre ? La vaste majorité des touristes sera parfaitement contente de passer d’un décor à l’autre sans chercher à regarder derrière le carton-pâte, guidée par les bons conseils de TAT repris par les agences de voyage. Le tourisme est un business et le client est roi. Seuls des originaux, éternels insatisfaits, continueront à rechercher ce qu’un ami parisien qualifie “d’Asie qui grouille”.

 Max Constant